Zone Dubitative

Les misérables

Les Misérables, pas celui de Victor Hugo mais celui de Ladj Ly, avait fait très forte impression au dernier festival de Cannes. Il a même été nominé aux Oscars dans la catégorie meilleur film étranger. Film coup de poing sur les banlieues, beaucoup l'ont présenté comme le nouveau La Haine (le film de 1995 de Mathieu Kassovitz), comme le nouveau coup d'œil choc sur nos cités. Un sujet sensible que le réalisateur, Ladj Ly, connait bien puisqu'il a grandi à Montfermeil. Il y a tourné des documentaires (notamment sur les émeutes de 2005), a fait du cop watching (filmer des arrestations violentes). A la base, Les Misérables était un court-métrage. Court-métrage que Ladj Ly a décidé de transposer en film... avec succès ?

 

Ma cité va craquer

Stéphane, un policier fraîchement débarqué de Cherbourg, intègre la BAC de Montfermeil. Malgré un bizutage en bonne et due forme de la part de ses deux nouveaux collègues, il semble s'acclimater tant bien que mal… Mais il va rapidement comprendre que ce nouveau poste n'a rien à voir avec ce qu'il faisait avant. Entre les deals avec ceux qui tiennent la cité, les tensions communautaires, l'atmosphère semble tendue en permanence. Quand un jeune de la cité vole un lionceau à des gitans qui tiennent un cirque, la situation s'envenime. Alors que la BAC essaie de régler l'affaire à sa manière, tout dérape.

Comparer Les Misérables à La Haine, juste parce qu'ils parlent tous deux des banlieues, est une grossière erreur. Là où La Haine de Kassovitz restait très "cinématographique" dans son approche, ne laissant jamais le spectateur croire qu'il est autre chose qu'un film, Les Misérables tente une approche bien plus réaliste, tendant presque parfois jusqu'au documentaire filmé caméra à l'épaule. Il en résulte une immersion très forte au cœur de l'une de ces fameuses banlieues qui font fantasmer certains en bien et d'autres en mal. Filmée comme rarement auparavant, la cité devient ici par moment un dédale, un labyrinthe dont seuls les habitants connaissent les moindres recoins. On y découvre un microcosme, un système parallèle qui n'étonnera que ceux qui n'y ont jamais mis les pieds. Ici, le vrai maire n'est pas un élu, c'est un caïd qui gère les différents business, qui tient les petits et avec qui la police est obligée de faire divers arrangements. Une police pas comme les autres puisque c'est la très controversée BAC qui est mise en avant. Policiers en civil réputés pour leurs méthodes musclées, ils sont ici les principaux protagonistes de l'histoire à travers le regard de Stéphane, le nouvel arrivant, qui découvre en même temps que le spectateur les règles qui régissent ces lieux. Des règles à 1000 lieues de celles qui s'appliquent au citoyen lambda. Ici se croisent la pauvreté, les trafics et on suit à travers les pérégrinations des trois membres de la BAC la routine de leur métier et celle des habitants. Ladj Ly aurait facilement pu faire un film à charge contre la police, il y a de quoi faire vu le comportement de nos forces de l'ordre (surtout en ce moment) mais il évite de tomber dans ce piège. Loin de vouloir se vautrer dans la facilité, de faire dans le sensationnel ou l'abus, il préfère nous montrer le quotidien des flics, des habitants, des voyous, des jeunes. Ici personne n'est tout blanc ou tout noir, tout s'étale sur une échelle de gris, du gris partout jusque dans les décors avec ces immenses barres de béton qui fonctionnent comme une jungle où chaque groupe doit tenter de cohabiter avec les autres.

Il y a du bon et du mauvais chez les flics, chez les habitants, chez les jeunes. Qui a tort ? Qui a raison ? Plutôt que de s'attarder sur cette question sans fin, Ladj Ly dresse un portrait sans concession de l'état de nos banlieues, de notre système, de ce qu'on laisse faire en fermant les yeux tant que ça se passe loin de chez nous. Oui les cités sont des poudrières, avec un équilibre fragile où le moindre petit événement peut vite dégénérer, entraînant des drames. La première partie du film est une formidable immersion au cœur de tout ça. On y apprend les forces en présence, comment ça fonctionne, qui fait quoi. La deuxième partie, elle, va s'attarder sur un événement, un vol. Quand un jeune de la cité vole le lionceau d'un cirque, c'est l'étincelle. Les gitans qui gèrent le cirque viennent lancer un ultimatum, ceux qui tiennent la cité refusent de se laisser menacer et au milieu de tout ça, la BAC doit trouver un moyen de régler l'affaire au plus vite avant que la situation ne devienne ingérable. Une approche ultra réaliste qui nous montre comment nait la méfiance et l'hostilité envers la police à cause de leurs méthodes parfois inexcusables mais aussi comment ces derniers doivent essayer de gérer l'ingérable avec un manque cruel de moyens pendant que les politiciens s'en lavent les mains. Comme dit plus haut, rien n'est tout blanc ou tout noir dans Les Misérables et c'est l'une des grandes forces du film.

 

Aux armes et cætera

Les Misérables, s’il n'est pas là pour donner de solution (bien malin est celui qui la détient), dresse un constat alarmant de la France de 2020. A son commencement, le film nous montre des images de liesses. La France est championne du monde de foot ! Tout le monde est dans la rue, tout le monde sort les drapeaux français... et pourtant, on sent déjà que quelque chose ne va pas. Comme si tout ça était un peu factice, comme un joli maquillage dont on sait qu'il disparaitra à la moindre goutte de pluie. Le fameux "vivre ensemble", la génération "black, blanc, beurre" de 1998, tout le monde s'en rappelle. De l'esbroufe... Aujourd'hui, la situation est telle que même une victoire en Coupe du Monde ne suffit plus à rassembler. La France a récemment connu ça et, pendant une poignée d'heures, le pays est uni... jusqu'à ce que l'on ferme les yeux. Jusqu'à la nuit, quand on se retrouve seul avec ses pensées et la réalité. Quelqu'un ayant un quotidien merdique dans une cité, malgré le fait d'être dans le pays des champions de monde de foot, ne verra pas sa vie changer. Ceux qui dansaient dans les rues avec lui quelques heures plutôt l'ont déjà oublié.

D'ailleurs Les Misérables a vite été attaqué par certains. Sans surprise, ça vient principalement de l'extrême droite et de la droite "dure". "Quoi ? Un film sur les banlieues ? Qui parle mal de la police ? Quel scandale !" ont-ils tous crié en cœur sans en avoir vu ne serait-ce qu'une minute. Ils ont même fouillé dans le passé du réalisateur pour en ressortir son parcours et son passage par la case prison. "Honteux". Ces mêmes personnes qui défendent un Roman Polansky violeur d'enfants, nous priant de bien vouloir différencier l'homme de l'artiste, veulent ici clouer Ladj Ly au pilori. Comme c'est pratique. Ladj Ly, lui, a payé sa dette envers la société contrairement à Polansky qui encore aujourd'hui fuit la justice de certains pays. Les réactions que provoquent ce film appuient encore plus son propos jusque dans celle du président Macron, touché par Les Misérables et qui s'est subitement rendu compte que : "oh mince, c'est ça la situation dans les banlieues ? Nous devons faire quelque chose".

Un effet de manche, comme celui qui dansait dans les rues aux côtés de ces sacrifiés du système, il a fait sa petite annonce puis est allé dormir comme un bébé, fier de sa bonne parole dénuée d'une quelconque forme de conviction ou d'empathie. Comme dit plus haut, les réactions que provoque ce film en disent autant sur notre société que le film lui-même. Les Misérables commence donc dans la liesse et il est assez logique et attendu qu'il se termine dans le chaos, dans une longue séquence choc qui n'est pas sans rappeler la violence des émeutes de 2005. Suffocante, oppressante, la dernière partie des Misérables est comme une patate en plein sternum. Le souffle coupé, on assiste au débordement du vase. Quelle a été la goutte d'eau ? Peu importe, le constat est là. Une poudrière finit toujours par exploser. Finalement s’il y un point sur lequel Les Misérables ressemble à La Haine, c'est dans sa fin. En se terminant sur une séquence extrêmement intense, sans nous en donner le dénouement, le film acte définitivement l'un de ses messages : la misère entrainera toujours de la violence.

 


Enfants de la patrie sans jour de gloire
Les Misérables est un film important et nécessaire. Certains se gausseront du fait qu'il n'apporte pas de solution miracle ou de réponses mais il n'est pas là pour ça. Il est le reflet d'une partie de notre société, il est un cri poussé en faveur des générations sacrifiées qui grandissent dans la pauvreté de nos cités dortoirs dans une indifférence absolument terrifiante. En évitant tous les clichés et les facilités, Ladj Ly tape juste et fort. Jamais le quotidien d'une cité n'a été dépeint au cinéma de manière si réaliste. Ici pas de gentils ou de méchants, pas de bande-son avec des gros morceaux de rap, juste la réalité qui frappe comme une bastos que l'on se prend en plein dans le buffet en regardant le film. Les Misérables est autant un film politique qu'un drame social, il est le reflet d'un pan de notre société que nous ne voulons pas voir, de problèmes que tout le monde préfère ignorer et c'est ce qui en fait un film aussi poignant que nécessaire. Que deviennent tous ces gens entassés dans ces barres d'immeubles, véritables réservoirs à misère ? Quel horizon pour ces générations de gosses qui grandissent dans des conditions de vie effroyables ? Pour ces enfants reniés de la patrie, aucun jour de gloire en prévision. Les Misérables est un film à voir car il n'est pas manichéen, car son immersion au cœur d'une cité est sans comparaison, car il ne met personne à l'écart, ce n'est pas un réquisitoire bête et méchant mais un pavé lancé dans la vitre de ceux qui nous dirigent pour leur rappeler... ça existe et c'est comme ça.

Le constat le plus glaçant du film ? Finalement depuis La Haine (qui avait provoqué le même genre de réactions), rien n'a changé... c'est peut-être même pire. Les Misérables, c'est l'histoire d'une société qui tombe et qui au fur et à mesure de sa chute se répète sans cesse pour se rassurer "jusqu'ici tout va bien... jusqu'ici tout va bien... jusqu'ici tout va bien"... mais l'important ce n'est pas la chute... c'est l'atterrissage.

 

 

Post publié par Damzé le 02/03/2020 02:20

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